Les poches du mois : De toutes les nuits, les amants – L’équilibre du monde, Dire non ne suffit plus
Le poche du mois
Fuyuko est une Japonaise d’une trentaine d’années. C’est une femme solitaire, mal à l’aise avec les relations sociales, qui passe ses journées à travailler comme correctrice, d’abord dans une maison d’édition où elle entretient très peu de rapports avec ses collègues, puis en indépendante dans son petit appartement. Elle mène une vie austère : pas de sorties, pas d’amis, pas d’amoureux… Du matin au soir, elle corrige des manuscrits. Sa seule folie : se promener la nuit de son anniversaire. Ses uniques liens sociaux : une ancienne collègue dont la vie de couple est quasi inexistante, et Hijiri, son opposée, qui n’a de cesse de vivre des histoires sans lendemain. Le courage de Fuyuko vient avec l’alcool. Bière après bière, elle se sent plus à l’aise et c’est ce qui lui permet d’affronter le monde extérieur et de rencontrer un mystérieux professeur de physique, M. Mitsutsuka, qui se passionne autant qu’elle pour la lumière…
« Savez-vous pourquoi la nuit est si belle ?
Eh bien sans doute parce que, à minuit, le monde est réduit de moitié. Marchant dans la nuit, je pense à ce que M. Mitsutsuka m’a dit une fois. Je compte les lumières de la nuit. Il ne pleut pas, mais le rouge des feux de signalisation tremble, comme mouillé. […] Pourquoi est-ce si beau, à minuit ? Pourquoi la nuit brille-t-elle autant ? Pourquoi n’y a-t-il que des lumières, à minuit ? »
Ce roman a de remarquable qu’il est porté par un personnage totalement introverti qui passe la majeure partie de son temps à fuir le monde et le regard des autres, tout en esquissant quelques pas maladroits pour percer sa bulle de solitude. Tout en délicatesse, De toutes les nuits, les amants aborde avec justesse le sujet de l’isolement, des relations interpersonnelles et amoureuses au Japon, de l’alcoolisme au féminin…
Comment décrire la subtilité de l’écriture et la beauté des silences ? Les blessures de l’intime qui percent sous les mots tus ? L’étrange relation qui se noue entre Fuyuko et M. Mitsutsuka donne à ce texte une saveur particulière et crée un fil rouge le long du récit. Entre ombre et lumière, avec poésie et une plume parfois brute, mais toujours honnête, voici l’histoire de Fuyuko.
De toutes les nuits, les amants, Mieko Kawakami, Babel
Camille
Le poche du fonds
Durant la période de confinement j’ai eu la chance découvrir le bouleversant roman de Rohinton Mistry, auteur anglophone né à Bombay : L’équilibre du monde, sorti en 1998.
« Maintenant je préfère croire que Dieu est un géant qui fabriquait un patchwork. Avec une infinité de motifs. Et le patchwork a tellement grandi qu’on ne peut plus discerner le modèle ; les carrés, les triangles et les rectangles ne s’emboîtent plus les uns dans les autres, tout ça n’a plus de sens. Alors Il a abandonné. »
À travers les histoires différentes et quasiment opposées de plusieurs personnages, l’auteur nous emmène dans l’Inde des années 1970-1980, en plein état d’urgence, sous les gouvernements d’Indira Gandhi.
Ce roman fleuve débute avec l’histoire d’Ishvar et d’Omprakash, deux tailleurs de la caste des intouchables dont les parents étaient tanneurs et qui vont s’installer en ville pour mettre leurs talents au service d’une grande entreprise textile. Dans le train les menant à la capitale, les deux hommes sympathisent avec Maneck, un jeune étudiant en réfrigération. Une fois son diplôme obtenu, celui-ci a prévu de reprendre l’épicerie de son père située dans les montagnes. Ces trois personnages vont se retrouver chez Dina, une veuve, moderne, autonome et exigeante, qui sera l’employeuse des tailleurs et la logeuse de Maneck.
Malgré des différences financières et culturelles dont il est difficile de faire abstraction dans ce pays aux traditions multiples, leurs histoires vont se tisser les unes autour des autres et nous faire plonger avec eux dans les tourments de la vie en Inde contemporaine.
Les rebondissements tragiques vont rythmer l’histoire d’Ishvar et d’Omprakash dès lors qu’ils élisent domicile dans un bidonville à des kilomètres de leur lieu de travail. On découvre alors l’insalubrité des lieux, l’apparente solidarité entre les habitants et la violence étatique à l’égard des populations les plus pauvres.
De l’autre côté, le parcours de Dina n’est pas de tout repos. Elle tente tant bien que mal de garder son indépendance financière vis-à-vis de son grand frère qui tente en vain de la remarier. L’embauche des deux tailleurs n’est pas une sinécure puisqu’elle se doit de les cacher au risque de perdre son appartement. Et son jeune locataire, Maneck, auquel elle s’attache, va lui en faire voir de toutes les couleurs.
Sur fond de tragédie, ce quatuor va s’organiser et se battre pour avancer à travers la vie et faire de ses rêves une réalité.
Ce roman nous fait voyager, dans les campagnes et les villes indiennes, ou dans le cœur des personnages, dans leur passé et leur présent, leurs doutes et leurs espoirs. Le ton de l’écriture est juste, sans jugement : un état des lieux de la situation économique, sociale et politique en Inde dans les années 1970. Ce livre est à lire partout : dans le bus, dans le canapé, au bord de l’eau ; tout le temps : pendant la pause repas, jusque tard dans la nuit ; c’est un livre qui vous colle à la peau et dont la vie des personnages nous bouleverse. J’aurais aimé ne jamais le finir !
Sophie
L’équilibre du monde, Rohinston Mistry, Le livre de poche
L’essai du mois
Journaliste canadienne renommée pour ses livres fortement altermondialistes, Naomi Klein s’attaque ici au sujet Donald Trump. Continuité logique d’un capitalisme effréné, son ascension à la Maison-Blanche représente un réel danger pour l’humanité et la planète. Car à la tête de la plus grande puissance économique et militaire se trouve un suprémaciste blanc misogyne, ultralibéral, climato-sceptique, qui a fondé sa fortune et sa notoriété grâce à une « marque creuse » et une émission de téléréalité. Entouré de ses amis Exxon, Boeing et Goldman Sachs, ce « maître du désastre » s’attèle à déconstruire L’État-providence, la justice sociale et les déjà trop peu nombreuses avancées écologiques, au profit d’intérêts financiers privés.
Naomi Klein dénonce ces dérives et en décortique les mécanismes pour mieux y résister. Car là est l’objectif de son livre : exhorter les citoyens à ne plus se contenter de dire « non », mais de dire un « oui » massif à une solution alternative et fédératrice pour un monde solidaire et durable.
« Face à la suprématie blanche et à la misogynie débridées, face à un monde au bord de la catastrophe écologique, face aux derniers vestiges de la sphère publique livrés en pâture au capital, il est évident que tracer une ligne dans le sable et dire « ça suffit » ne suffit plus. […] Nous devons tracer une voie crédible et stimulante menant à un avenir différent. Il faut que nous arrivions là où jamais nous n’avons mis les pieds. En terre nouvelle. »
Un essai révoltant et revigorant, que la crise actuelle ne rend que plus incontestable, tant la journaliste a su anticiper les réactions dévastatrices de Trump. Forte de ses propres expériences de résistance et de celles qu’elle observe à travers le monde, l’autrice nous rappelle combien il est urgent de tourner cette crise à notre avantage car, comme elle l’a dit dans son précédent livre et le redit aujourd’hui: tout peut changer !
Denis
Dire non ne suffit pas : contre la stratégie du choc de Donald Trump, Naomi Klein, Babel